mardi 11 octobre 2011

QU'EST-CE QUE LE FÉMINISME ISLAMIQUE ?

Quelques données historiques et théoriques

Le féminisme islamique existe en tant que courant d'idées international depuis une vingtaine d'années environ (il existe bien entendu des précurseurs).

Depuis la moitié des années 2000, il est entré dans une nouvelle phase de son développement. Il n'est certes pas apparu dans le vide. Dès le début du XXe siècle, il y eut des féministes dans les pays musulmans, même si leur inspiration était laïque et qu'elles étaient le plus souvent liées aux mouvements nationalistes ou ouvriers de leur pays. Se battant pour la participation des femmes à la lutte de libération et à la construction d'un Etat national, ces premières féministes abordaient plus rarement le domaine privé et familial, dans la mesure où celui-ci était régi par des prescriptions religieuses. Il existe également ce qu'on peut appeler une " branche féminine " de l'islamisme politique qui se place dans la perspective d'une " islamisation " de la vie sociale et de l'Etat, laquelle peut recouvrir des significations diverses, mais en général pas l'égalité hommes-femmes.

Un féminisme radical
Le féminisme islamique n'est pas, sur le plan doctrinal, une idéologie conciliatrice, une simple adaptation du discours de l'émancipation féminine à l'une ou l'autre variante de l'orthodoxie religieuse musulmane, au prix d'un rabotage de ses arêtes. Il s'agit clairement, sur le plan théorique, d'une forme radicale de féminisme. Ce radicalisme se manifeste sur plusieurs points. D'abord, la conception de l'égalité. Selon Margot Badran, une universitaire américaine spécialiste de ce courant :

" La notion centrale du féminisme islamique, c'est l'égalité absolue (al-musawa) entre tous les êtres humains (insan) comme principe religieux. L'égalité des genres est le principe de base ; c'est également la condition sine qua non de la justice sociale, autre priorité du mouvement. "1

Ensuite, l'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas cantonnée à la sphère juridique et publique mais est cherchée aussi au niveau du couple et de la famille.
Au niveau historique, le féminisme islamique apparaît comme une tentative de détricoter le lien entre islam et patriarcat (tant dans les rapports sociaux que dans les représentations) - alors qu'ils ont depuis toujours été conçus comme inextricables.


Dès 1987, la sociologue marocaine Fatima Mernissi, dans son livre Le harem politique, remettait en cause la validité des hadiths (récits misogynes) attribués au prophète Mahomet.
A l'origine du courant, il y a la contradiction ressentie par des femmes croyantes entre ce qu'elles pensaient être le message profondément égalitaire du Coran et l'inégalité marquée des pratiques, des coutumes et du droit dit islamique dans le monde musulman. Pour résoudre cette contradiction, ces femmes ont choisi de s'engager dans le domaine, jusque-là réservé aux hommes, de la théologie et notamment de l'interprétation des textes sacrés (ijtihad). Deux femmes sont fréquemment citées aux origines intellectuelles du féminisme islamique. La première est Amina Wadud, une universitaire afro-américaine qui s'était convertie à l'Islam en 1972 et, après s'être jetée passionnément dans son étude, a publié en 1992 son premier livre Le Coran et la femme. Relire le texte sacré dans une perspective féminine.


Sur le plan de la méthode, elle met au centre de sa lecture la notion de " genre " élaborée par les Women's Studies et procède à une exploration systématique de l'égalité dans le Coran. Elle en déduit que le patriarcat ou toute autre affirmation d'une supériorité masculine est anti-islamique. D'une part, seul Dieu est au-dessus des humains qui sont égaux et proclamer certains humains supérieurs à d'autres revient à les " associer " à Dieu, ce qui est une hérésie. D'autre part, chaque individu - homme ou femme - est au même titre un agent de Dieu sur la Terre. Outre ses thèses générales, Amina Wadud procède à une contextualisation et à une relativisation des passages du livre sacré qui permettent la polygamie ou qui autorisent un homme à battre sa femme. Ce travail devrait permettre de dégager la teneur universelle (égalitaire) du message de son insertion historique :

" L'islam, dans son articulation ori-ginelle, est très patriarcal. Il y a des aspects de l'articulation coranique qui corroborent le patriarcat contemporain. Mais je ne pense pas que ce patriarcat fasse partie de l'universalité de l'islam. Je pense au contraire que c'est un déplacement fonctionnel, qui a permis à l'islam d'entrer dans le cadre de son temps. "

Traduit rapidement en de nombreuses langues, son livre offrait une approche d'ensemble d'un concept islamique de l'égalité entre les sexes.
Dix ans plus tard, Asma Barlas, une citoyenne américaine d'origine pakistanaise, publie " Femmes croyantes " dans l'Islam : Déconstruire les interprétations patriarcales du Coran. Se situant dans la continuation d'Amina Wadud, elle s'attachait avant tout à répondre à la question : le Coran est-il un texte machiste ? La contextualisation du texte sacré était double. Elle constatait d'abord que nombre de normes et de pratiques patriarcales existant dans la société arabe avant la venue du prophète Mahomet - et que celui-ci aurait essayé de corriger - avaient survécu. Elle soulignait ensuite qu'à l'époque de la grande co-dification juridique de l'Islam (IXe-Xe siècles), les docteurs de la loi avaient été fortement influencés par les structures et les coutumes du temps. Elle en tirait pour conclusion que la famille patriarcale traditionnelle possédait un caractère " non islamique ".


Ces deux auteures ont donc jeté les bases d'une reformulation de l'interprétation des textes religieux, dans une acception éga-litaire, qui a eu un profond écho et entraîné nombre de débats. D'autres auteures ont adopté une démarche parallèle mais moins axée sur la théologie, comme Ziba Mir-Hosseini, une anthropologue du droit d'origine iranienne et installée à Londres, qui s'est surtout consacrée à la discussion du droit
musulman (fiqh), c'est-à-dire au socle juridico-théologique qui sert à légitimer les lois appliquées dans les Etats musulmans, les Etats qui, en tout ou en partie, veulent fonder leur législation sur une source normative religieuse. Dans ces pays, le droit de la famille est souvent par excellence le champ d'application du droit musulman. L'approche de Ziba Mir-Hosseini critique la confusion, extrêmement répandue, entre la sharia, qui est censée être une loi d'origine divine inspirée par le Coran, et le fiqh, qui représente la jurisprudence musulmane élaborée par des humains.


Selon elle, le fiqh date d'une époque où les pratiques égalitaires n'étaient pas la norme et il est nécessaire d'élaborer un nouveau droit qui réponde à la réalité sociale changée et, notamment à l'aspiration à l'égalité des genres. La codification immuable des règles du fiqh est l'instrument d'une préservation de la domination masculine.

Cette distinction a d'ailleurs ouvert un champ pratique très fécond à travers l'action du réseau WLUML (Women Living Under Muslim Laws) lancé par une Algérienne vivant en France, Marieme Helie-Lucas, pour soutenir la résistance des femmes algériennes contre les discriminations inscrites dans le nouveau code de la famille. Le WLUML a entrepris une vaste collecte des normes en vigueur dans les pays musulmans et, au terme de dix ans d'enquête, il a publié un recueil de codes musulmans, lois laïques et règles coutumières dans une vingtaine de pays. La diversité des règles en vigueur montraient bien qu'il s'agissait de lois humaines et non de créations intemporelles qui n'avaient rien d'immuables.
Depuis 2005, le féminisme islamique semble être entré dans une nouvelle phase. L'interaction entre engagement militant et réflexion théorique s'est renforcée. Le caractère transnational du mouvement, et en particulier les échanges entre féministes islamistes des pays occidentaux et des pays musulmans, se sont multipliés à la faveur notamment de trois rencontres internationales qui se sont tenues à Barcelone en 2005, 2007 et 2008. Au plan théorique, on assiste aussi à une radicalisation. L'approche initiale de Amina Wahud et d'Asma Barlas avait été parfois critiquée comme " fondationaliste " (à ne pas confondre avec " fondamentaliste " !) au sens où elles auraient cherché à concilier une lecture contextualisée du Coran et une attitude foncièrement apologétique à son égard. En d'autres termes, on vise par là une attitude qui reconnaît toute liberté d'interpréter le livre sacré mais pas celle d'en critiquer ou d'en rejeter des parties (chaque phrase, chaque verset d'un livre sacré est lui-même sacré).



Dans son nouveau livre, À l'intérieur du jihad pour le genre : la réforme des femmes dans l'Islam (2006), Amina Wahud dépasse sa position antérieure en indiquant que, selon elle, il ne fait pas voir dans le Coran un texte définitivement fixé, mais

" une parole ou un texte en cours. Ce qu'il faut dire et redire (…), c'est que l'on peut discuter le texte, le contester et même lui répondre 'non', (…) Personnellement, je suis tombée sur des passages où la façon dont le texte dit ce qu'il dit est tout simplement inadéquate ou inacceptable, quels que soient les efforts interprétatifs qu'on lui consacre. "


On voit mal ce que même le plus sourcilleux des libre-exami-nistes pourrait encore trouver à redire à une telle position…

Il est sans nul doute encore trop tôt pour prendre la mesure du " féminisme islamique " au niveau de l'histoire des idées, de savoir s'il s'agit d'une idéologie de " transition ", d'une de ces improbables hybridations intellectuelles couvées dans le monde universitaire des Etats-Unis ou, au contraire, d'un élément d'une transformation moderniste radicale de la religion musulmane. Mais, du point de vue politique et pratique, il ne fait pas de doute qu'il s'agit d'une figure neuve du combat pour l'émancipation des femmes.

Jean VOGEL

1. Margot Badran, " Où en est le féminisme islamique ? ", Critique internationale, n° 46, janvier-mars 2010. Notre article repose sur les thèses de cette auteure.




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